Extraits du magazine L'Humanité Dimanche du 28 juillet au 3 août 2011


La France, 44e pays en matière de liberté de la presse... Que propose la gauche ?

Concentration des médias entre les mains des industriels, perquisition chez des journalistes, attaque du journal en ligne Mediapart lors de l'affaire Bettencourt... Pas étonnant que la France connaisse une chute vertigineuse au classement de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières: de la 11e place en 2002, notre pays a été rétrogradé à la 44e l'an dernier. Que propose la gauche pour y remédier?


Loin d'être l'apanage des grandes fortunes anglo-saxonnes, les collusions entre pouvoir politique et économique et le monde médiatique sont presque une spécialité française. Car, comme tout contre-pouvoir, la presse n'échappe pas aux tentatives de contrôles des puissances d'argent. Si le phénomène n'est pas nouveau - souvenons-nous de l'empire Hersant dans les années 1980 -, il s'est accru de façon inquiétante. À tel point que la France connaît une vertigineuse chute au classement de la liberté de la presse publié chaque année par Reporters sans frontières: de la 11e place en 2002, notre pays a été rétrogradé à la 35e en 2006, et à la 44e l'année dernière. Les raisons? Elles sont multiples, mais le problème de fond reste celui de l'attaque capitaliste contre un élément essentiel de la démocratie, que ce soit par le biais de la détention et de la concentration des titres de presse (par des groupes industriels notamment), ou via une atteinte à l'indépendance des journalistes (attaques contre Mediapart lors de l'affaire Bettencourt).

L'urgence pour le Front de gauche et EE-LV est d'interdire à un groupe qui vit des commandes de l'État de posséder un média.

Et ce diagnostic est partagé par tous les partis de gauche: Patrick Bloche, député PS et secrétaire national en charge des médias, parle ainsi de « contexte malsain pour la démocratie », à propos de ces groupes industriels et financiers qui investissent dans les médias. Sur un ton plus offensif, Jean-François Téaldi, journaliste dans l'audiovisuel public et secrétaire de la commission médias du PCF, évoque, à propos de ces collusions, « une plaie dans toute l'Europe », cependant que Laurence Vichnievsky, la porte-parole d'Europe Écologie (EE-LV), insiste sur la volonté «d'éviter la concentration et de préserver les contre-pouvoirs ». Un constat commun, donc. Et sans surprise, les réponses et les propositions des partis divergent quelque peu. En premier lieu à propos des propriétaires d'organes de presse: pour le PCF et EE-LV, la priorité est « d'interdire à un groupe qui vit des commandes de l'État de posséder un média ». Jean-François Téaldi rappelle d'ailleurs que « cette mesure figurait dans le programme du CNR ! ». Au PS, le ton est plus mesuré, Patrick Bloche jugeant cette idée « pas simple à mettre en place », même si, dans l'audiovisuel, « on pourrait imaginer un seuil nanti concentration basé sur l'audience, autour de 30 % ». Deuxième axe prioritaire: l'indépendance des rédactions vis-à-vis des puissances d'argent et d'un pouvoir politique profondément liés, ce que justement révélait l'affaire Bettencourt. Laurence Vichnievsky propose, dans l'optique du « programme d'EE-LV basé sur la transparence, une limitation du cumul des mandats d'administrateurs, et un renforcement des organes de contrôle », CSA en tête. Jean-François Téaldi évoque le programme du Front de gauche, avec la création d'un conseil supérieur des médias, composé de trois tiers: représentants de la nation, syndicalistes et professionnels. Un conseil qui veillerait, notamment, à la représentativité dans les médias, car, comme le rappelle Jean-François Téaldi, « où sont les économistes de gauche dans l'audiovisuel public? ». À EE-LV, on insiste aussi sur la protection des sources, en interdisant totalement les écoutes téléphoniques politiques, comme en a été victime « le Monde » l'année dernière. Enfin, un consensus se dégage sur la nécessité d'assurer aux rédactions une réelle indépendance vis-à-vis du pouvoir économique, par le biais d'une loi qui conférerait un véritable statut juridique à celles-ci, avec, notamment, un droit de veto sur les décisions des actionnaires d'un titre de presse. Ce que Jean-François Téaldi résume par une "distinction du pouvoir capitalistique".

BENJAMIN KÔNIG


CES GROUPES DE PRESSE QUI FONT L'INFO MONDIALE


Groupe Lagardère. À la tête de Matra, Jean-Luc Lagardère rachète Hachette et crée le Groupe Lagardère, orientant ses activités dans les médias avec Lagardère Publishing, Grasset, Larousse, et Lagardère Entertainment, qui publie, entre autres, « Elle » et « Paris Match ». Présent dans le sport, le numérique et l'audiovisuel, cette société est aujourd'hui dirigée par Arnaud Lagardère: revenu annuel de 10, 3 milliards de dollars.

Time Warner. Le plus grand conglomérat médiatique dans le monde avec un revenu de 47 milliards de dollars. Il est à la tête de New Line Cinéma, Warner Bros., CNN, HB0, et les magazines « Time » et « People ». Les premiers « Harry Porter » ou « Sex and The City 2 », c'est lui.

News Corporation (Murdoch). L'un des groupes les plus influents au monde avec un revenu annuel de 33 milliards de dollars. Propriétés: « The Australian », « The Wall Street Journal », « News of The World » et « The Sun », le réseau de télévision Fox, le studio de cinéma Twentieth Century Fox, les éditions Harper Collins et le site Web MySpace.

Bertelsmann AG. Présent dans 63 pays. Sociétés : Gruner & Jahr, le plus grand éditeur de presse en Europe et sa filiale Prisma Presse, qui possède les magazines « Géo » et « Voici ». Revenu annuel: 26 milliards de dollars.

Hearst Corporation. Propriétaire de près de 50 journaux américains et d'environ 200 magazines distribués à travers le monde, incluant « Cosmopolitan », « The Oprah Magazine » et « Esquire », et 29 stations de TV regardées par 18% des Américains, des stations de radio et des sites Internet.



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POUR QUE LES TECHNOLOGIES SERVENT NOTRE AVENIR


IVAN LAVALLEE, docteur d'État ès-sciences, professeur des universités


Pas un secteur de l'activité humaine qui ne soit investi par les nouvelles technologies. Bien qu'introduisant une contradiction de principe dans l'économie capitaliste, leur maîtrise est déterminante pour le capital.


Il faut court-circuiter le caractère marchand de la création intellectuelle


Les TIC, c'est la fusion en un système unique des technologies de la communication et de l'informatique. Là où on a cru voir une révolution informationnelle, sans doute vaut-il mieux parler de « révolution numérique » ou peut-être électronique, car c'est bien ce dont il s'agit. On sait depuis Leibnitz (1646-1716) que tout objet est représentable par une séquence de deux symboles répétés autant de fois que nécessaire. L'électronique a permis de systématiser cette façon de faire et partant d'unifier les deux technologies.


LA STRATÉGIE DE DOMINATION AMÉRICAINE


Fidèles à leur sens pratique, les États-Unis appliquent de façon pragmatique les enseignements du marxisme. Ils ont intégré dans leur pratique l'idée que le développement des forces productives est essentiel pour dominer le monde. Pour ce faire, il faut développer des techniques qui génèrent du profit le plus vite possible. Un aspect de la mise en dépendance par rapport aux États-Unis, c'est l’imposition de leur sabir, avec la complicité des « élites » locales. Il n'est pas une campagne de publicité ou un jeu télévisé qui n'emploie des termes empruntés à l'anglo-américain. La campagne « smiles » de la SNCF (société nationale... ) en témoigne, comme l'impossibilité de mettre des lettres accentuées dans les adresses Internet alors que, techniquement, rien ne s'y oppose. La stratégie mondiale de domination des États-Unis s'appuie sur quatre piliers: • le contrôle des ressources énergétiques; • le contrôle des ressources alimentaires; ® le contrôle total de l'information sous toutes ses

formes, et plus généralement, le contrôle de l'innovation technologique; • le contrôle des flux financiers. Aujourd'hui, c'est bien le contrôle de l'information qui est le plus stratégique car il conditionne dans une large mesure tous les autres. C'est ce qui a déterminé l'administration Clinton à mettre en place le PITAC, comité doté de moyens financiers considérables n'ayant à répondre de ses activités qu'au président. Il n'est pas innocent que les centres « racines » du réseau des réseaux, Internet, se trouvent presque toutes physiquement aux États-Unis et que ceux-ci refusent d'en partager le contrôle, fût-ce avec l'ONU.


L'IMPACT SUR LES ENTREPRISES


L'impétuosité de la diffusion des TIC entraîne nombre de situations de ruptures technologiques, économiques et organisationnelles qui favorisent la prédation économique au niveau mondial.

L'implication du gouvernement US dans le soutien total, économique, financier et politique au développement des TTC n'est pas innocente au pays des chantres du libéralisme économique... pour les autres !

La mise à mort du Minitel, avec la complicité du capital et du gouvernement français, alors que France Télécom était technologiquement en avance, témoigne de cette volonté prédatrice de domination mondiale. Une fois encore, le capital français a fait « le choix de la défaite ». Le développement des TIC, en particulier la mise en réseaux, permet pour nombre d'entreprises d'optimiser leurs circuits de communication, interne entre les différentes unités de production, externe avec les clients et les fournisseurs. La mise en réseau permet la maintenance et le dépannage à distance des ordinateurs, le gardiennage et la surveillance distants, le diagnostic médical. Tout le système bancaire est bouleversé. La mise en réseau des terminaux monétaires et des transactions bancaires a engendré des gains substantiels de l'ordre de 80 % par rapport aux transactions traditionnelles. Pour ce qui est des transactions boursières, on peut imaginer le degré de réactivité et donc aussi d'instabilité que cela permet, lorsque des milliers de milliards changent de main en quelques microsecondes au gré des exigences de rendement financier des fonds de pension. Ainsi les TIC sont-elles considérées comme l'outil idéal du libéralisme sans frein. Elles permettent


Il n'est pas innocent que les centres "racines" d'Internet se trouvent presque tous physiquement aux Etats-Unis.


une organisation réactive et flexible des entreprises, par la liaison qu'elles autorisent avec les clients et les fournisseurs. Les TIC permettent aussi aux transnationales, comme leur nom l'indique, de se passer du cadre national. Ce sont ces multinationales aujourd'hui qui « jouent » contre l'idée même de nation de façon à déposséder les citoyens de tout pouvoir réel. La construction européenne en est l'exemple type. C'est au mouvement révolutionnaire de reconquérir et de rénover le concept et la réalité de la nation.

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L'IMPACT SUR LA CRÉATION INTELLECTUELLE


Toute création intellectuelle (livre, disque, image, photographie, cinéma, vidéo... ) est aujourd'hui en libre-service et copiable par qui le souhaite. Le prix d'un graveur de CD, ou de DVD, est dérisoire. Les transactions commerciales sur Internet sont à la merci de n'importe quel pirate un peu évolué. Il faut développer des trésors d'imagination, mobiliser des armées de programmeurs, de mathématiciens ou de juristes (cryptage, protection des œuvres et droits d'auteur... ) pour détourner le réseau Internet de son rôle premier de mise en communication libre et sans entrave. Le caractère marchand de la création intellectuelle est remis en cause et il faut des trésors d'ingéniosité pour le maintenir.


Il s'agit aussi d'arguties liberticides. Ainsi Dimitri Sklyarov a-t-il été arrêté par le FBI, l'été 2001 (libéré depuis), suite à une communication publique dans une conférence internationale sur la façon dont sont cryptés des fichiers dits « *. pdf » au nom de la loi US « 1998 Digital Millénium Copyright Act ». Pire, en 1999, l'agence policière norvégienne a arrêté dès sa majorité un jeune homme pour avoir conçu lorsqu'il avait 15 ans (en 1999) un programme, sous système Linux, qui lui permettait de lire des DVD sur son ordinateur. Le prétexte en étant que, pour ce faire, il avait dû lui aussi aller voir comment étaient cryptés les DVD. C'est l'exemple type des manœuvres utilisées pour rendre marchand un média qui, par nature, ne l'est pas. C'est une illustration de ce qui peut se passer si on ne réagit pas aux lois sur les copyrights ou les brevets. Ces lois scélérates brident l'accès à la connaissance.


UNE INFORMATION LIBRE ET NON FAUSSÉE ?


Une rumeur circule sur le Web. SFR favoriserait le passage par ses serveurs pour ses clients et pénaliserait les autres de façon à les obliger à payer. Nous y sommes. On se posait la question depuis quelques années, de savoir comment les fournisseurs d'accès et les détenteurs des clés d'Internet allaient pouvoir nous faire payer un « timbre » électronique pour chacun de nos mets (message électronique). Une autre menace pointe à l'horizon avec la mise au point du protocole de communication IPV6, celle d'un Internet à deux vitesses, selon que vous serez... Nous y sommes presque.


Certains, à l'apparition de Wikipédia, « l'Encyclopédie libre », ont cru à la diffusion d'une information libre et non faussée, c'est oublier que le choix de la publication - ou non -, sa mise en forme ne sont pas innocents. En la matière, l'exposé est enjeu idéologique. Ainsi en est-il de façon flagrante dans les pages consacrées à l'histoire contemporaine. Wikipédia n'est pas neutre ni impartiale. Les éditeurs responsables des rubriques sont pour l'essentiel anonymes, prennent des décisions de censure. L'information est bel et bien un enjeu politique. Ce n'est pas Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia, dont la proximité avec les représentants des grandes multinationales du réseau des réseaux et de l'informatique n'est un secret pour personne, qui démentira.


PARADOXE: UNE SOCIÉTÉ SANS MÉMOIRE ?


L'informatique devient la mémoire de l'humanité. Lorsqu'elle manipule des connaissances, certains l'appellent intelligence artificielle. Elle investit tous les secteurs de l'activité humaine, des arts à la science en passant par la cuisine, la littérature et le jeu. De la rédaction d'un livre à l'élaboration d'un médicament en passant par la conception d'une


On voit apparaître une forme de production incompatible
dans sa nature physique profonde avec le mode de production capitaliste.


œuvre cinématographique ou le dépannage d'une ligne de production automatisée, l'informatique est omniprésente. Il s'agit là sans aucun doute d'une évolution aussi importante dans l'histoire de l'humanité que l'apparition de l'écriture. Wiener, père de la cybernétique, disait « l'information, c'est l'information, elle n'est ni matière ni énergie », certes, mais il faut bien l'enregistrer quelque part, ne serait-ce que sur une feuille de papier. En électronique, l'information est enregistrée sur des supports magnétiques dont la durée de vie quoi qu'on fasse dépassera péniblement cinq ans. Il y a là des inquiétudes à avoir sur la pérennité de la mémoire et son archivage.


DES MARCHANDISES SANS CORPS


La prégnance de l'informatique et des réseaux dans le système de production oblige à se poser la question du statut de ce qu'on y produit. Pour l'essentiel, des services. Toutefois un certain nombre de productions, essentielles d'ailleurs au développement de l'informatique et de la production moderne en général, revêtent un caractère nouveau. Une vulgate répandue par certains économistes voudrait que ces marchandises aient un statut particulier dans la production de la valeur. On dit: si je vends ma voiture, je ne l'ai plus, mais l'argent que je me suis ainsi procuré me permet éventuellement d'en racheter une identique, alors que si je vends un programme d'ordinateur par exemple, je l'ai encore après l'avoir vendu et j'ai toujours l'argent de la vente (on peut dire la même chose d'un disque compact de musique). Le statut des deux marchandises est, quoi qu'on en dise, rigoureusement identique. En effet, dans les deux cas (trois avec la musique) je n'ai pas vendu LA voiture, ni LE programme, ni LA chanson, mais un exemplaire de ..., un représentant, une instance. La matière du disque ou de la voiture n'est que le support matériel DU programme ou de LA voiture. On peut prendre pour exemple une paire de chaussures Ekin; tous les gamins ont la même paire de chaussures, du reste c'est bien ce qu'ils disent « on a les mêmes chaussures », le langage populaire ne s'y trompe pas. LA voiture, c'est-à-dire l'instance générique, elle, est dans le bureau d'études, ce que je conduis n'étant qu'une instance particulière, un représentant. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui que la fabrication de la partie mécanique de la voiture nécessite et nécessitera de moins en moins de travail vivant, tout ça étant produit automatiquement. Ce n'est donc pas dans l'atelier que se produit (pour l'essentiel) la valeur, c'est dans le bureau d'études. La ferraille-voiture a donc le même statut que la galette-CD sur laquelle est gravé mon programme. La distinction vient d'ailleurs, je peux recopier facilement le programme sur un CD vierge, c'est moins facile pour la voiture, il y faut plus d'immobilisation de capital, mais ce n'est pas fondamental du point de vue production de la valeur. Que ce soit pour produire de façon industrielle des programmes ou des voitures, il faut aliéner de la force de travail, il suffit d'aller visiter une « usine à programmes » pour s'en convaincre, les programmeurs et concepteurs Microsoft ne me démentiront pas. Par contre, là où il y a différence, c'est précisément dans cet aspect « facilement copiable »... et copié du logiciel ou plus généralement des marchandises non palpables qu'apparaît une contradiction. En effet, la diffusion d ' une telle marchandise par copiage est une négation de son statut de marchandise. C'est la négation de sa valeur d'échange sans pour autant qu'il y ait négation de la valeur d'usage. C'est une contradiction flagrante en système capitaliste, lequel pour désespérément conserver un caractère marchand à ce produit est contraint de mobiliser des armées de mathématiciens (pour le cryptage), ou de juristes. Les coûts ainsi induits sont loin d'être négligeables par rapport aux coûts de production du produit lui-même. On voit effectivement apparaître là une forme de production incompatible dans sa nature physique profonde avec le mode de production capitaliste. La proportion entre travail mort et travail vivant devient absolument déséquilibrée en faveur du travail mort, quand le travail vivant ne consiste pas en fait en une stérilisation de la force de travail pour préserver le caractère marchand. L'acheteur de logiciel n'achète en fait qu'un droit d'usage du dit logiciel, c'est-à-dire un service. L'éditeur de logiciel lui a intérêt à vendre « son logiciel » au plus grand nombre possible, et plus il le vend, et plus la disproportion entre capital fixe et capital variable s'accentue dans la composition organique du capital.


LE CAPITALISME SYSTÈME NON HUMAIN


Cette négation incessante du travail humain fait du capitalisme un système qui tend à devenir, au sens propre, non humain puisqu'il a de moins en moins besoin des hommes. Le capitalisme non seulement n'a besoin que de très peu d'hommes, de moins en moins, mais en plus, ceux dont il n'a pas besoin sont des freins à son expansion et un danger pour lui. Au mieux, il cherche à les marginaliser, au pire à les exterminer. La pérennisation du système se fait en conquérant d ' autres territoires à la production marchande. Ainsi en est-il de l'informatique qui permet de transformer du travail intellectuel en travail mort à un niveau inégalé auparavant.


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AFRIQUE / MONDE

Famines : oui, elles peuvent être évitées

12 millions de personnes menacées de faim dans la Corne de l'Afrique...


En Somalie, « des enfants et des adultes meurent chaque jour à un rythme terrifiant », alertait le secrétaire général de l'ONU à la veille d'une réunion d'urgence à Rome. Et la famine menace désormais toute la Corne de l'Afrique. Il existe pourtant des solutions pour prévenir de tels désastres, sou ligne Olivier De Schutter, rapporteur de l'ONU pour le droit à l'alimentation, pour qui «cette crise n'est pas qu'une calamité naturelle: elle est en partie fabriquée». Entretien.


HD. Comment expliquer une crise d'une telle ampleur dans la Corne de l'Afrique ? Olivier De Schutter. Les populations de cette région dépendent en grande partie de l'élevage. Or la sécheresse, inédite depuis 60 ans, a détruit toute végétation; les bêtes n'ont plus de quoi paître, et beaucoup sont mortes, privant les populations de leur seul moyen de subsistance. À cela s'ajoute un facteur politique: tout le sud de la Somalie est entre les mains de la milice islamiste Al-Chabab, qui a interdit l'accès de l'aide aux populations. Le résultat, ce sont des groupes de personnes contraints de marcher des jours, voire des semaines, pour rejoindre les camps de réfugiés en Éthiopie et au Kenya. Beaucoup meurent en route. Ceux qui y parviennent découvrent des camps surpeuplés où l'aide humanitaire arrive mais en quantité insuffisante. S'ajoute à cela une certaine inertie bureaucratique. Ainsi, 420000 personnes se pressent aujourd'hui dans et autour du camp de Dadaab (normalement prévu pour 90000 personnes) mais les autorités kényanes refusent d'ouvrir un autre camp, situé non loin de là et financé par l'ONU, par crainte que les réfugiés ne restent durablement.


HD. La réaction de la communauté internationale n'a-t-elle pas été trop tardive?

ODS. C'est vrai, on a perdu des semaines cruciales avant que le message ne soit repris par les médias. Cela fait pourtant des mois que la situation se dégrade. Il a fallu attendre que les Nations unies déclarent officiellement l'état de famine. Pour cela, trois critères doivent être réunis: un accès très difficile à la nourriture pour une partie importante de la population; 30 % de la population en situation d'insécurité alimentaire (on en est à 50 % pour le sud de la Somalie); une mortalité d'au moins 2 personnes sur 10000 par jour (actuellement 6 personnes sur 10000 meurent chaque jour de faim dans le sud de la Somalie). Cette lenteur peut aussi s'expliquer par une certaine «lassitude». La Corne de l'Afrique est régulièrement victime de disette. Mobiliser la communauté internationale devient plus difficile à mesure que ces situations se répètent. Et pourtant, en raison du réchauffement climatique, ces sécheresses vont devenir de plus en plus fréquentes et graves. Il est donc urgent de travailler à des solutions structurelles.


HD. Vous le dites, cette région est régulièrement victime de famines. Aucun mécanisme n'était donc en place pour y faire face ?

ODS. Une nouvelle fois, on n'est vraiment pas à la hauteur. Passée l'urgence, on se désintéresse des solutions qui permettraient de prévenir ce genre


« On est en train de réformer la convention sur l'aide humanitaire,
le seul instrument qui impose aux pays riches l'obligation juridique de verser une aide alimentaire. »


de crise. Premièrement, il n'y a pas dans cette région de réserves humanitaires d'urgence. Cela fait pourtant des années que nous le demandons. Le G20 de l'agriculture qui s'est réuni les 22 et 23 juin a annoncé qu'on allait le faire. Il est plus que temps que, dans ces zones fragiles, les agences humanitaires, notamment le programme alimentaire mondial (PAM), puissent disposer d'un accès à des stocks de nourriture, et éviter ainsi de perdre des semaines précieuses en achat, appels d'offres, transports, etc. Deuxièmement, on est en train de terminer la réforme de la convention sur l'aide humanitaire qui date de 1965. C'est le seul instrument international qui impose aux pays riches l'obligation juridique de verser chaque année une aide alimentaire. Mais le système actuel ne fonctionne pas bien: l'aide se révèle souvent contre-cyclique, c'est-à-dire que les donateurs sont d'autant plus généreux que les prix sont bas parce que les récoltes ont été abondantes et donc que les besoins sont moins importants. L'une des propositions de réforme serait donc que les pays s'engagent à verser non pas un volume de céréales mais un pourcentage des besoins tels qu'ils sont exprimés par le PAM. Troisième piste: les pays de la région doivent avoir des plans déjà prêts en cas de sécheresse. Il faut éviter cette improvisation qui fait perdre du temps et de nombreuses vies. Mal préparés, ces pays ont attendu trop longtemps avant de reconnaître l'urgence et de faire appel à l'aide internationale.


HD. La lutte contre les famines (et la sécheresse) fait-elle partie des négociations mondiales sur le changement climatique ?

ODS. Il y a aujourd'hui une véritable fracture entre ces deux discussions: celle sur le changement climatique d'une part, sur l'investissement dans l'agriculture et la lutte contre l'insécurité alimentaire d'autre part. Il y a pourtant une évolution récente prometteuse. Lors de la dernière réunion de préparation du sommet de l'ONU sur le climat, qui aura lieu à Durban en novembre, la Bolivie a demandé à ce que l'agro écologie et les pratiques agricoles durables (dont celles permettant par exemple de récolter et d'utiliser au mieux l'eau de pluie) soient mises à l'agenda des discussions de Durban. Et plusieurs pays semblent suivre.


ENTRETIEN RÉALISÉ PAR CHARLOTTE BOZONNET cbozonnet@humadi888manche. fr


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Le Journal de l'Emploi


Retraites quelques conseils pour savoir quand partir

L'injustice de cette loi se double d'un casse-tête: quand partir en retraite depuis l'entrée en vigueur au 1er juillet de la loi sur les retraites de 2010 et l'annonce du passage à 41,5 années de cotisations? Voici quelques infos pour s'y retrouver.


En juin, je suis partie à la retraite. Je touche environ 1000 euros par mois et je peux continuer une activité salariée dans le privé et donc continuer à cotiser», explique Véronique Moreau, 47 ans, ancienne infirmière scolaire en collège et mère de trois enfants, «Il a fallu que je me décide vite car j'ai dû rendre ma réponse en quelques semaines. Sinon, j'allais devoir attendre plus de dix ans et, avec les décotes, au moment de prendre ma retraite complète, je n'étais pas sûre de bénéficier d'une retraite plus importante. » Avec la fin du dispositif de départ anticipé pour les fonctionnaires parents de trois enfants après quinze années de service, ce sont des dizaines de milliers de « mères de trois enfants» qui ont dû choisir d'interrompre leur activité de fonctionnaires avant le 1er janvier 2011 pour pouvoir en bénéficier. « Beaucoup ont dû prendre cette décision à l'aveuglette, sans savoir quel serait le montant de leur retraite », regrette Éric Aubin, membre du bureau confédéral de la CGT en charge des retraites. L'entrée en vigueur, au 1er juillet, de la réforme des retraites de 2010

rend pour de nombreux salariés seniors les interrogations sur leur retraite, de plus en plus pressantes. Et les dispositifs ne sont pas clairs. «Au 1er juillet 2011, les départs à 60 ans liés à la pénibilité sont devenus en théorie possibles. » Il faut avoir un taux d'incapacité reconnue entre 10 et 20 % et avoir été exposés plus de 17 ans à des produits dangereux. « Pour bénéficier de ce dispositif, il, faut déposer un dossier pour prouver l'exposition. Or le site de la CNAV précise qu'il faut le rendre 3 à 4 mois avant de partir en retraite. Autant dire que les premiers départs «pénibilité» n'auront pas lieu avant le début 2012», souligne le syndicaliste.

Taux plein.


L'inquiétude est encore plus importante depuis l'annonce, début juillet par Xavier Bertrand, du passage à 41, 5 années de cotisations. Nombreux sont ceux qui se demandent s'il vaut mieux qu'ils partent dès qu'ils ont atteint l'âge légal ou s'il faut attendre d'avoir la durée de cotisation pour bénéficier d'une retraite à taux plein. Et la question est loin d'être simple. Non seulement les lois se sont succédé, mais les carrières sont complexes. Beaucoup ont, en effet, cotisé à des régimes différents (général, fonction publique, indépendants, etc. ) et alterné périodes de chômage et d'activité. Plusieurs publications permettent d'y

«Une fréquentation impressionnante sur le simulateur retraites»


Eric Ferreres, secrétaire national de la CGT cheminots


« Pour le moment, les cheminots ne sont pas encore concernés par la réforme de 2010. Ils le seront à partir du 1er janvier 2017. Actuellement, nous sommes, nous, confrontés, à la montée en puissance de la réforme de 2007 sur les régimes spéciaux. Celle-ci prévoit la mise en place, à partir du 1er janvier 2010, de la décote: les cheminots qui voudront continuer à partir à 55 ans vont devoir en supporter les effets. Beaucoup se demandent donc s'ils doivent travailler six mois ou un an de plus pour atténuer les effets de la décote. La caisse de retraite des cheminots a mis en service un simulateur qui permet de calculer le montant de la retraite à venir et donc de prévoir quand il vaut mieux partir. Sa fréquentation, impressionnante, témoigne d'une véritable inquiétude de la part des salariés. »

voir plus clair. Ainsi, en avril. l'Institut national de la consommation (INC) a édité un hors-série du magazine « 60 millions de consommateurs ». Un numéro de la « NVO », le journal de la CGT, «le Guide pratique de la réforme des retraites», est aussi paru en mai. Pour obtenir des informations précises sur sa situation, il est possible de se connecter au site officiel de la caisse nationale de l'assurance vieillesse (1). Tortueux.


Reste que de nombreux salariés restent perplexes et ont besoin d'aide. «Ils interpellent les organisations syndicales pour savoir quand partir, car avec des carrières tortueuses, les calculs sont difficiles», explique Éric Aubin. Reste que la décision de partir en retraite n'est pas seulement fondée sur des calculs rationnels. «Pour de nombreux salariés, leur travail est tellement source de souffrances que dès qu'ils peuvent partir, ils le font, quelles que soient les conditions de ce départ», regrette Éric Aubin. Au risque avec l'augmentation de la durée de cotisation de devoir vivre avec une retraite de misère...


MÉLANIE MERMOZ (1) www.retraite.cnav.fr Tél.: 39 60

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En Bref


DROIT Sur leur ordinateur, les salariés ont aussi une vie privée Si l'employeur peut ouvrir tous les fichiers d'ordinateur qui ne sont pas mentionnés explicitement comme personnels, il ne peut pas pour autant en utiliser le contenu contre son salarié lorsqu'il apparaît personnel, selon un arrêt de la Cour de cassation du 5 juillet.

21 % déclarent n'avoir rien mis en place, malgré les interventions du législateur en faveur des seniors, des personnes handicapées, des femmes, et malgré les incitations de la HALDE. Parmi les solutions retenues, c'est la mise en place d'une méthode objective d'évaluation des compétences des candidats qui fait le plus recette, le CV anonyme (19 %) est, lui, à la traîne.

DISCRIMINATIONS. 21% des DRH ne font rien contre


80% des DRH identifient l'embauche comme l'un des moments clés de la discrimination, mais trop peu ont mis en place des mesures anti discriminatoires. c'est l'enseignement du baromètre des pratiques de la diversité de Cegos et de l'université Dauphine. Ainsi

SANTE. Le stress des indépendants Des horaires de travail plus importants et atypiques, un plus grand isolement professionnel et une plus grande insécurité de leur emploi, c'est ce qui distingue la situation des indépendants par rapport à celle des salariés. C'est ce qui ressort du bilan sur le stress d'origine professionnelle


LE CHIFFRE : 14 ans

C'est l'âge où il est possible de commencer à travailler pendant les vacances scolaires. Les vacances doivent toutefois durer au moins 14 jours et le jeune doit bénéficier d'un repos continu d'au moins la moitié de ses vacances scolaires. Il ne peut pas travaillera la chaîne ni effectuer des travaux pénibles.

chez les travailleurs indépendants commandés à l'INSERM par le régime social des indépendants (RSI), qui assure la couverture maladie et de retraite des artisans et des commerçants, des professions libérales et des chefs d'entreprise indépendants.


CHERCHER, TROUVER

Un mois rémunéré pour choisir un métier agricole

Vous êtes au chômage et vous envisagez de vous orienter vers un métier agricole, vous pouvez bénéficier d'une formation rémunérée d'un mois. Celle-ci vous permettra de découvrir le secteur et d'affiner votre projet professionnel. Ce dispositif s'appelle l'ADEMA (accès des demandeurs d'emploi aux métiers de l'agriculture). En 2010, 1200 chômeurs ont pu en bénéficier. Si vous êtes inscrit à Pôle emploi, c'est votre conseiller qui vous orientera vers le centre déformation agréé le plus près de chez vous, sinon, vous pouvez le contacter directement car le site de l'ADEMA (www.fafsea. com/adema) propose une carte des établissements. La première étape, l'orientation, se déroule au centre de formation. Le stagiaire choisit le secteur agricole qui l'intéresse (viticulture, maraîchage, élevage, etc. ), apprend les bases du métier et trouve une entreprise pour l'accueillir. Il est suivi par un formateur réfèrent. Gestes.


Un stage de trois semaines en exploitation agricole suit. Il permet de découvrir la réalité du travail et d'apprendre les gestes

professionnels de base. Enfin, le stagiaire retourne au centre déformation pour un bilan de trois jours. Avec le formateur réfèrent, le stagiaire fait le point sur les acquis au cours de son stage et construit son projet de formation ou d'emploi. Il reçoit un passeport ADEMA. Celui-ci comprend une attestation de formation, un CV actualisé, ainsi que des adresses utiles de contacts professionnels et institutionnels. Il peut alors être embauché directement par l'entreprise d'accueil, ou une autre du bassin d'emploi, accéder à un contrat de professionnalisation ou s'orienter vers une formation complémentaire. Pendant la durée du parcours, le demandeur d'emploi continue à toucher ses allocations chômage. Les bénéficiaires du RSA sont invités à s'adresser au service social dont ils dépendent. Quant à ceux qui ne reçoivent aucune allocation, ils bénéficient durant cette période d'une allocation du Fonds national d'assurance formation des salariés des exploitations et entreprises agricoles (FAFSEA) d'un montant de 652 euros, versée en fin de période de stage.

M. M.

Le danger du «vaquer»

AU BOULOT

GÉRARD FILOCHE, INSPECTEUR DU TRAVAIL


Alors qu'elles ne figuraient pas dans le programme du Rassemblement populaire, les 40 heures furent obtenues, en juin 1936, sous la pression de la grève générale, il n'y eut guère de complications. La loi affirmait simplement que la durée hebdomadaire légale était fixée à 40 heures. Jusque-là, chacun admettait qu'on mettait son bleu de travail sur son temps de travail, on casse-croûtait sur ses 8 heures quotidiennes de boulot, pauses pipi ou douches étaient comptabilisées dans la durée légale. C'est le retournement hostile au Front populaire qui a donné naissance aux interminables « décrets d'application de 37 », sous Daladier et Chautemps, qui inventèrent des contournements à la durée légale, branche par branche. De la coiffure à l'alimentation, en passant par l'industrie, les patrons s'ingénièrent à récupérer ce qu'ils avaient dû céder sous la pression du mouvement social. Par la loi du 28 août 1942, Pétain, qui n'osa pas annuler les 40 heures, déduisit les temps d'habillage, de casse-croûte et de pause du « temps de travail effectif ». Il a fallu attendre les lois Aubry pour qu'une double tentative soit faite, en mars 1998 puis en novembre 1999, pour en revenir à une notion saine de la définition du temps de travail. Le temps de travail effectif devait se définir comme « le temps où le salarié est subordonné à l'employeur ». Puisque le contrat de travail se caractérise comme un lien de subordination, l'employeur dispose de votre temps et vous êtes payé en conséquence. Cette définition était passée à l'Assemblée nationale, mais le MEDEF s'insurgea violemment et fit le siège de Lionel Jospin et de Martine Aubry pour l'empêcher. Il lui fut, hélas, concédé un amendement émanant du Sénat. « Le temps de travail effectif est celui où le salarié est sous les directives de l'employeur sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles. » Le « vaquer librement » est devenu le sésame pour contourner la durée du travail effectif. Il sert à réintroduire des temps non payés ou sous-payés dans la journée et la semaine. Les employeurs animèrent des colloques sur les « temps de présentéisme contemplatif ». Pendant qu'on fait pipi, on « vaque librement ». Pendant qu'on se désaltère sur un chantier de bâtiment en plein cagnard, on « vaque à une hydratation personnelle ». Pendant qu'il attend au cul du camion qu'il soit déchargé, le chauffeur « vaque ». Quand il se déshabille et se rhabille matin, midi et soir, 117 heures par an, pour des raisons d'hygiène, le salarié de l'agroalimentaire « vaque » aussi aux fantaisies qui occupent son esprit. Vaquez-vous librement en vous rendant d'un lieu de travail à l'autre? Oui, car Jean-Louis Borloo en janvier 2005, dans sa loi de « cohésion sociale » (sic), a décidé que les temps de déplacement professionnel n'étaient plus du « temps de travail effectif ». Une bonne façon de raviver les 35 heures, c'est d'en revenir à la bonne définition du temps de travail: le temps de travail, c'est quand vous êtes «sous les directives de l'employeur ». Point barre.


28 JUILLET AU 3 AOÛT 2011 HD p71