Extraits du magazine L'Humanité Dimanche
SERGE KLOPP, cadre de santé en psychiatrie.
Qu'importe que, dans ce secteur, le temps passé avec le patient fasse partie du soin. En psychiatrie comme ailleurs, il faut enchaîner, aller vite, renouveler l'ordonnance et passer au suivant. Voilà ce qu'imposent, contre toute humanité, les nouvelles logiques de gestion des hôpitaux et leurs restrictions budgétaires.
Des entretiens courts, renouvellement d'ordonnance à la clé... voilà comment on déshumanise la psychiatrie !
Si la psychiatrie est le champ de la santé le plus méconnu du grand public, il n'en demeure pas moins que chacun sait que les soins psychiques reposent avant tout sur le relationnel. Le relationnel, là encore chacun le sait, c'est du temps et de l'écoute. C'est une évidence pour tout le monde, sauf pour nos décideurs. J'ai demandé à Loriane Brunessaux (1) de nous faire part de sa récente expérience - alors qu'elle était encore interne - avec cette conception déshumanisante du soin psychique. Voici son témoignage.
« Nous avons cette idée, en psychiatrie, que la relation à l'autre et aux autres, patients et soignants, fait partie intégrante du soin, en constitue une part fondamentale. Nombreux sont ceux qui prétendent partager ce point de vue, jusqu'au président de la République dans la première partie de son discours du 2 décembre 2008 à l'hôpital d'Antony (Hauts-de-Seine). Pourtant, je n'ai pas le sentiment que le modèle de gestion économique de l'hôpital, promu par le gouvernement actuel, fasse précisément de la relation à l'autre sa priorité.
Si tous les services de psychiatrie se voient imposer les mêmes exigences, ils n'ont pas tous la même manière de se positionner; certains chefs de service adoptent une politique d'adhésion totale et d'anticipation face à la demande économique, alors que d'autres décident de soutenir une certaine éthique du soin avant tout. Au cours de l'un de mes stages d'interne, j'ai connu un service qui avait fait le choix du zèle face à la demande gestionnaire et rentabiliste. Le chef de service disait que le service fonctionnait comme une entreprise, que tout le monde travaillait "à flux tendu". Le mot d'ordre était "la file active", c'est-à-dire le nombre total de patients ayant consulté au moins une fois dans l'année. Anticipant l'arrivée de la tarification à l'activité, réservée pour l'instant aux services de MCO (médecine, chirurgie, obstétrique), les stratégies les plus pointues étaient déployées pour augmenter la file active, chaque acte était soigneusement comptabilisé, le temps de travail de chacun parfaitement rentabilisé. L'organisation de mon stage d'interne était assez exemplaire de cette logique de soi-disant efficacité: on m'avait attribué le don d'ubiquité, et planifiée systématiquement sur deux lieux séparés géographiquement, le centre médico-psychologique (CMP), où je devais assurer mes consultations, et le service des urgences, voisin. La justification résidait dans le fait qu'il était impossible de prévoir s'il y aurait du travail aux urgences. Seulement il se trouva que, du travail, il y en eut, et beaucoup ! En conséquence, je menais mes entretiens au CMP en sachant qu'à tout moment je pouvais être amenée à les interrompre pour me déplacer aux urgences. Ce qui ne me permettait pas vraiment d'aborder mes consultations de manière très détendue et concentrée sur les dires de mes patients. Par ailleurs, afin que je puisse me déplacer rapidement aux urgences tout en voyant un grand nombre de patients au CMP, on me conseilla d'effectuer des entretiens courts. Le renouvellement d'ordonnance devant être le point d'orgue de mes entretiens, une dizaine de minutes devait suffire, avec un entretien mensuel. Si j'avais obéi à la lettre à ce qui m'était suggéré, ma "relation thérapeutique" avec chacun de ces patients pendant ces 6 mois (durée d'un stage d'interne en psychiatrie) se serait résumée à 6 entretiens de 10 minutes, soit un total de 60 minutes, et 6 ordonnances. En 6 mois, une heure de son temps et 6 ordonnances pourraient résumer l'engagement d'un psychiatre face à des personnes aux prises avec la douleur d'exister... Comment soutenir que l'application des méthodes du privé au service public hospitalier améliore la qualité des soins? »
Loriane reviendra certainement dans une prochaine rubrique nous expliquer comment elle a pu - en partie du moins -contourner cette contrainte folle qui aboutit à une négation du soin.
C'est pour combattre ces dérives et défendre une clinique psychiatrique fondée sur le soin relationnel et la rencontre (parfois conflictuelle) entre deux sujets (un soignant et un patient) qu'avec Loriane et d'autres, nous entendons lancer un débat de société sur ces enjeux. Ils débordent d'ailleurs les seuls acteurs de la psychiatrie. Puisque, au fond, ce débat pose la question de la place de la personne dans la société. (1) Loriane Brunessaux est actuellement pédopsychiatre dans l'Essonne, présidente de l'association Utopsy et membre du collectif des 39 contre la nuit sécuritaire.
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SOCIAL /// FRANCE
Un de leurs collègues s'est suicidé en mai, un autre se retrouve devant la justice, le gouvernement n'arrête pas de tailler dans les effectifs... « Ça suffit !» tonnent ces inspecteurs du travail
On les compacte, on les réduit, on les détourne de leurs missions... Ces agents chargés de faire respecter le droit du travail sont dans le viseur de la droite et du patronat. Ils étaient en grève le 28 juin et attendent un autre rendez-vous important, le 6 juillet: un des leurs, Gérard Filoche, par ailleurs collaborateur à « l'HD », est convoqué devant la justice pour répondre aux accusations d'un patron. Pour beaucoup d'inspecteurs souffrant déjà de ne pas pouvoir assurer correctement leur métier, c'est l'attaque de trop.
Ils sont environ deux fois moins nombreux que les radars pédagogiques de contrôle de vitesse que le gouvernement a mis en place, après des semaines de négociations. 2400 inspecteurs et contrôleurs du travail sur tout le territoire. 2400 pour 1,8 million d'entreprises et plus de 16 millions de salariés. Un salariat dont les collectifs de travail sont de plus en plus éclatés, en termes de lieu de travail comme de statuts, ce qui n'arrange rien à l'affaire des inspecteurs et contrôleurs. Faire respecter le droit du travail dans les aspects les
plus concrets et quotidiens dans ces conditions est un défi dont on doute qu'ils en aient les moyens. D'autant que leurs missions se complexifient. Ce sont, par exemple, les services de l'inspection du travail qui ont à traiter les ruptures conventionnelles. 563 816 licenciements « à l'amiable » à homologuer depuis août 2008 pour s'assurer que les indemnités sont bien légales, que le licenciement est bien consenti, et qu'il ne s'agit pas d'une manœuvre pour « dégraisser » un peu ou pour se débarrasser d'un salarié trop âgé. D'après une étude du
ministère du Travail, seulement 3 à 4 % de ces ruptures de contrat se sont vu refuser leur homologation depuis janvier 2009, alors même qu'à peine 1 salarié sur 10 a fait valoir son droit à se faire assister par un délégué du personnel. Mais comment tout vérifier ? Très officiellement, les priorités du ministère sont claires: évaluation des risques professionnels, précarité, travail illégal, fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Mais il arrive que certaines priorités paraissent plus urgentes au pouvoir
que d'autres. Notamment sous l'impulsion de Brice Hortefeux, qui a f; un bref passage au ministère du Travail, la lutte contre le travail illégal c devenue une priorité plus prioritaire que les autres... Avant même se passage à ce poste, l'Auvergnat alors ministre de l'Immigration et de l'Identité nationale (sic) avait tenté de faire intégrer des inspecteurs contrôleurs du travail dans son ministère, dans le but d'« intensifier lutte contre le travail illégal ». « En 2007, les interpellations de travailleurs sans titre de séjour auraient
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ainsi progressé de 60 % dans le cadre d'opérations coup de poing. Pour Brice Hortefeux, la lutte contre les travailleurs sans papiers participe donc bien de la politique de reconduites massives à la frontière pour satisfaire à l'objectif de 27 000 expulsions annuelles », accusait alors le syndicat SUD. Une dérive inacceptable pour ces inspecteurs attachés à faire respecter les droits des salariés, quelle que soit leur nationalité. Mais la droite au pouvoir et le patro-
Seulement 35 % des 28934 PV dressés entre 2004 et 2009 ont connu un traitement judiciaire. Et le reste? Parti à la poubelle du ministère du Travail?
nat ont une conception bien à eux du rôle des inspecteurs du travail. En début d'année, le ministère du Travail s'est ainsi félicité que 70 % des procès-verbaux dressés par les inspecteurs du travail donnent lieu à des « suites connues » (étude menée sur l'année 2004). En lisant un peu plus loin, on apprenait que seulement 35 % de ces suites signifiaient un prononcé de peine par un tribunal. Et les chiffres du ministère pour les années suivantes étaient moins glorieux encore. En réalité, selon une enquête du magazine « Santé et Travail « publiée en avril 2010, seulement 35 % des 28934 procès-verbaux dressés entre 2004 et 2009 ont connu un traitement judiciaire. Sur lesquels 4700 ont abouti à une condamnation. On comprend que la colère des inspecteurs et contrôleurs du travail, peu nombreux, peu écoutés et voyant leurs fonctions dévoyées, soit grande. Pour preuve, l'appel à la grève lancé unanimement par leurs syndicats (CFDT, CGT, FO, FSU, SUD, UNSA), ce 28 juin. « Nous ne pouvons plus continuer comme ça », expliquaient-ils, dénonçant la « dictature du rendement et des objectifs », le « mépris de la hiérarchie » et les effets désastreux de la RGPP (1). Une mobilisation qui permettra d'exprimer un malaise, qu'un des représentants syndicaux a dramatiquement traduit le 3 mai dernier. Délégué syndical de la FSU, Luc Beal-Rainaldy s'était ce jour-là donné la mort dans les locaux de l'administration générale et de la modernisation des services (DAGE-MO), c'est-à-dire du ministère du Travail. Confrontés dans leurs missions à une explosion des problématiques liées aux risques psychosociaux, les inspecteurs du travail aimeraient bien, maintenant, qu'on s'occupe de leurs difficultés. Dans un seul but: mieux répondre à celles des salariés.
VINCENT BORDAS vb...@humadimanche. fr
(1) Révision générale des politiques publiques.
Des mois et des mois que les médecins du travail et les syndicats de salariés alertent. Retoquée alors qu'elle avait été intégrée à la réforme des retraites, la refonte de la médecine du travail devait repasser devant le Parlement, ce 30 juin. En récoltant le mécontentement de tous les syndicats concernés, qui organisaient un rassemblement devant l'Assemblée nationale. « Une réforme inexcusable », juge le syndicat SUD, quand la CFE-CGC alerte sur la « très grande sensibilité de la majorité (UMP) aux pressions des employeurs » qui la poussent à adopter un texte visant à « détourner l'outil médecine du travail ». En cause, la soumission de ces services de santé au travail à des associations sous la coupe des employeurs. Une volonté d'ailleurs affichée par le MEDEF, qui estime avoir « la totalité des responsabilités » en matière de santé au travail et veut donc récupérer la totalité des pouvoirs. Pour la CGC, les médecins du travail sont devenus « ces témoins gênants avec leur éthique, leur indépendance professionnelle et leur secret médical. Confier ces services aux employeurs, dit le syndicat, c'est un peu comme confier la lutte contre la spéculation aux traders » !
Comment peut-on trouver «aberrant» de défendre une salariée discriminée à son retour de congé maternité ? C'est pourtant bien ce que semble considérer la hiérarchie de Gérard Filoche dans l'affaire qui l'oppose au patron des laboratoires cosmétiques Guinot. Ce dernier reproche à l'inspecteur du travail de s'être prêté à un chantage auprès des élus au comité d'entreprise et d'avoir donc fait « entrave » à celui-ci. Un comité d'entreprise qui, selon Gérard Filoche, n'aurait « jamais existé » sans son intervention. L'affaire remonte à 2004. S'estimant discriminée au retour de son congé maternité, une salariée décide de se syndiquer et fait appel à l'inspection du travail pour organiser l'élection d'un comité d'entreprise. Mais Gérard Filoche est dans le même temps sollicité par le patron qui, par trois fois, demande l'autorisation de licencier cette salariée. Trois refus plus tard, Gérard Filoche aura toujours été contredit par sa hiérarchie, qui lui a même
refusé l'assistance juridique à laquelle il aurait dû pouvoir prétendre. Sa position a pourtant toujours été validée par les tribunaux administratifs ou prud'homaux qui se sont penchés sur l'affaire. C'est que derrière cette affaire se cache peut-être la volonté de faire payer ce turbulent militant politique et syndical. « Monsieur Filoche fait la leçon depuis 30 ans aux petits patrons parisiens », pestait le controversé avocat choisi par le patron, Me Alexandre Varaut. Ayant bien compris l'enjeu de ce procès, qui se tiendra donc le 6 juillet, responsables politiques (Benoît Hamon, Olivier Besancenot, Jean-Luc Mélenchon, Pierre Laurent... ) et syndicaux (Annick Coupé, Bernadette Groison, Éric Aubin... ) se sont donné rendez-vous devant le tribunal pour soutenir Gérard Filoche. Et à travers lui, pour défendre une inspection du travail véritablement au service des droits des salariés.
Rendez-vous le 6 juillet, à midi, face au palais de justice de Paris.
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