Marianne N°536 / 28 juillet au 3 août 2007

Les parasites, les profiteurs.

Intermédiaires, professionnels aux activités mal réglementées, opportunistes divers, ils sont nombreux à gagner des milliards, dont on se demande s'ils ne participent pas d'une forme d'enrichissement sans cause.

PAR PIERRE FEYOEL ET ERWAN SEZNEC

C'est un type, genre cadre supérieur, qui rentre du Midi à Paris au volant de sa puissante berline (allemande, bien sûr). Il traverse les causses qui bordent le Massif central. Soudain, au détour d'un virage, il freine en catastrophe. Un troupeau de moutons a envahi la route. L'homme a du mal à patienter. Le flot de brebis n'en finit pas de s'écouler. Il jaillit de sa voiture, se dirige vers le berger et l'apostrophe. « Dites donc, y en a pour longtemps ?-Bof, encore un quart d'heure environ, répond l'homme avec l'accent rocailleux du coin. - Faisons un pari, propose alors le citadin toujours en quête d'une bonne affaire, je vous dis le nombre exact de moutons dans votre troupeau et, en échange, vous me donnez un agneau. -Eh beh... d'accord», répond le paysan. Le Parisien se rue alors sur son ordinateur portable, pianote frénétiquement pour consulter ses banques de données et lance, victorieux : « Vous avez 694 moutons. -Ah, ben ça... C'est juste », confirme le berger, éberlué. Et le cadre sup s'empare d'un animal qu'il jette dans son coffre sans plus de façon. Mais le gardien du troupeau n'entend pas en rester là. A son tour, il fait une proposition. «Si je vous dis quel métier vous faites, vous me rendez mon agneau. Soit, concède le Parisien. - Vous faites le consultant, affirme aussitôt le berger sûr de lui. - Mais... comment..., balbutie l'autre. C'est simple, lâche alors le paysan, vous êtes venu sans que je vous demande rien, vous m'avez donné une information que je connais déjà, et l'agneau que vous m'avez pris... c'est mon chien ! »

Un secteur florissant

Bien sûr, c'est une blague. Mais le monde de l'entreprise regorge d'histoires plus ou moins aimables sur les consultants, leur arrogance, leur inutilité et leurs tarifs prohibitifs : 1500, 2000, 3000 €... par jour. Parasites, profiteurs, à quoi servent les consultants ? A tout, à rien, à rassurer les directions générales ? Sur des missions précises, pour des projets précis, ils semblent quand même avoir leur utilité. D'ailleurs, le secteur est florissant. En France, il regrouperait quelque 90000 entreprises pour un chiffre d'affaires annuel dépassant 350 milliards d'euros. Dans cette galaxie, il y a de tout : des monstres anglo-saxons, de petits cabinets régionaux ou spécialisés et des individus. Rien de commun entre Ernst & Young, A.T.Kearney et Price water house Coopers et leurs chiffres d'affaires qui, dans l'Hexagone, varient entre 440 et 780 millions d'euros, et l'ingénieur licencié de plus de 50 ans qui décide de faire valoir son expérience en se mettant à son compte et, dans le meilleur des cas, engrangera bon an mal an quelques centaines de milliers d'euros d'honoraires. On peut être consultant en tout, sinon en n'importe quoi : stratégie, management, ingénierie, ressources humaines, marketing, relations publiques... Les sociétés de conseil en informatique se sont multipliées ces derniers temps. C'est à la mode. Mais ce sont les armadas des grands cabinets d'audit financier qui ont le plus fait pour le manque de popularité du secteur. Imaginez une douzaine de jeunes gens bien mis, mais à peine aimables, débarquant dans votre entreprise, réclamant tous les comptes, passant vos activités au peigne fin, étudiant par le menu la rentabilité de chacun. Ça sent la vente et, derrière, la vague de licenciements. Est-ce le repreneur ou le vendeur qui a réclamé l'audit ? Peu importe, hélas. Tous ceux qui ont vécu ces épisodes tragiques de la vie des entreprises, et ils sont des centaines de milliers en France, gardent du consultant une image pour le moins désagréable.

Summum de l'irresponsabilité

Dans un autre genre, il ne faut pas oublier le patron qui s'est cassé la figure et qui, grâce à ses mirifiques indemnités, monte sa société de conseil. Est-ce sur sa réputation de gestionnaire avisé ? En tout cas, Jean-Marie Messier, ex-PDG de Vivendi, auteur d'une des plus grandes déconfitures de l'histoire des affaires françaises, est aujourd'hui à la tête de Messier Conseil et installé aux Etats-Unis. Et il y a, semble-t-il, du monde pour profiter de ses avis... Citons, juste pour l'exemple, Philippe Jaffré, ex-PDG d'Elf de 1993 à 2000, partant lors de la fusion avec Total et remercié par des stock-options et des indemnités de 200 à 300 millions de francs. Soit,


mais ce n'est qu'une estimation, autour de 120000 F par journée passée dans le groupe. Aussitôt, il monte une société de conseil financier qu'il nomme cyniquement Stock-option. Et on ne saurait oublier AM Conseil, la société d'Alain Mine, grand entremetteur du capitalisme français, naviguant entre la politique, la finance et les médias. Chaque client d'Alain Mine, et il en a beaucoup, lui verse 150000 à 200000 € par an*. Et, à force de vouloir contenter tout le monde, ce consultant de haute volée s'est, semble-t-il, pris dans des conflits d'intérêts qui ont agacé les grands seigneurs de la place. Et pour quels conseils d'ailleurs ? C'est à se demander à quoi servent les dirigeants d'entreprise si leur stratégie doit

 

Dans la nébuleuse des parasites, le seul moteur est l'argent. De la rapine occasionnelle au vol organisé.

 

être initiée par des tiers. A quoi servent les journalistes sportifs s'ils ont besoin d'un « consultant » pour commenter le moindre match ? A quoi servent les journalistes politiques si des politologues viennent à leur place commenter chaque résultat électoral ? Sans compter les consultants en stratégie militaire et en terrorisme qui envahissent les médias. Le monde des experts influence, mais il n'agit pas. Il prétend détenir un savoir, parfois une vérité, mais ne les confronte jamais au terrain. Et ce summum de l'irresponsabilité est fort bien payé par ceux-là mêmes qui prennent les risques. Une façon, sans doute, de conjurer la peur de se tromper.

Dans la vaste population des consultants, il existe bien sûr de véritables experts dont l'expérience peut être très profitable à ceux qui les emploient. Mais tout le monde n'est pas ainsi détenteur d'un savoir ou d'un savoir-faire transmissible. De purs intermédiaires comme les agents d'artistes, de sportifs vivent de leurs réseaux qu'ils assurent indispensables à la carrière des stars qu'ils managent. Il y a pourtant d'immenses vedettes qui se passent de leurs services... Comme les agents immobiliers ou d'autres peuvent profiter de façon exagérée de la situation florissante du marché. Tentation discutable, mais après tout compréhensible.

D'autres sont moins excusables, comme les syndics de copropriété où les abus sont systématiques. Le voyage auquel nous vous invitons dans la nébuleuse des parasites et des profiteurs révèle un univers où trop souvent l'argent paraît être le seul moteur. Quand ce n'est pas carrément la rapine occasionnelle, voire le vol organisé • * Petits conseils, de Laurent Mauduit, Stock, 20,99 €.

 

 


Les « coachs». Payez votre manque de confiance en vous

« J’ai un coach... » Et ça, c'est d'un chic. Cela signifie que vous avez accédé à un niveau supérieur de responsabilités. Mais aussi que la direction de votre entreprise estime à un point tel votre potentiel (c'est comme ça qu'on dit) qu'elle vous a affublé d'une sorte de précepteur qui va vous aider à assumer avec aisance et efficacité vos nouvelles et hautes fonctions. Cela ne veut surtout pas dire que, selon ce bon vieux principe de Peter, vous auriez atteint, voire dépassé, votre niveau de compétence et qu'il faut vous doubler de quelqu'un qui vous apprenne votre job. Pas de mauvais esprit. Ne vous dévalorisez pas, ce n'est pas le moment. Autrefois, on appelait ça un tuteur. Mais cela sentait un peu l'apprentissage, autrement dit le prolo. Coach (prononcez « cautche » ; « entraîneur », en anglais), c'est plus classe. Cela vous sent la pelouse du terrain de base-ball, le green du golf, le court du tennis. On est loin, très loin, du bleu de travail ou de la graisse des machines. Donc votre coach, la plupart du temps, a été directeur avant vous du même genre de boîte. Il vous reçoit deux ou trois fois par semaine, vous écoute lui raconter vos problèmes et comment vous les avez résolus. Il rectifie, conseille, oriente. Une sorte de psy du pro. Et c'est lui qui dira à votre direction si vous êtes désormais guéri... pardon, capable de faire le job. Car la direction paie plusieurs centaines d'euros de l'heure ses prestations. Et si jamais vous ne pouvez plus vous passer de ce type de relations, sachez qu'il existe des coachs pour tout désormais, c'est comme les Schtroumpfs. Le coach minceur pour vous aider à maigrir, le coach relationnel pour améliorer vos rapports avec vos collaborateurs, votre femme, votre mec, votre concierge, le coach drague pour trouver l'âme sœur et même le coach sportif pour parvenir à la forme idéale, etc. Ceux-là, il vous faudra les payer de votre poche. Et ils ne sont pas tellement meilleur marché que les coachs management qui font de vous un vrai chef. Sinon, démerdez-vous tout seul. C'est bien aussi, c'est moins cher, mais beaucoup moins chic»

 

 

 
Les parasites, les profiteurs


 

Agents de joueurs de foot. L'argent facile

Leur nom claque comme du Gérard de Villiers (William McKay, Richard Bettoni, Ranko Stojic...), ils portent beau et encaissent lourd. Dans le football professionnel, les agents de joueurs sont des incontournables, au sens propre. Impossible de négocier un gros transfert dans de bonnes conditions sans passer par leur intermédiaire. Leur rôle : trouver pour les joueurs qu'ils ont en portefeuille les meilleurs contrats, à la rémunération la plus élevée possible, pour toucher la commission (environ 10 %) la plus juteuse. Une sorte d'imprésario. Si rien ne permet de les présumer collectivement malhonnêtes, les méthodes de travail de certaines stars de la profession ont tout de même paru un peu brumeuses aux enquêteurs de la division nationale des investigations financières. Ils ont ainsi perquisitionné chez plus d'une dizaine d'agents ces dernières années, notamment dans le cadre d'une enquête sur les transferts douteux du PSG. De montages complexes en domiciliations exotiques, on voit mal en effet ce qui justifie le montant astronomique de certaines commissions. Le procès des comptes de l'Olympique de Marseille, qui s'est tenu l'an dernier, a mis en évidence une quinzaine de transferts portant sur 28 millions d'euros, dont une bonne part de « commissions d'agents ». Evidemment, si ces intermédiaires empochaient réellement ces millions d'euros pour un travail relativement bénin de mise en relation de joueurs et de dirigeants de club, ils mériteraient un Oscar du parasitisme. En réalité, toutes les investigations montrent qu'une partie de l'argent des commissions est discrètement rétrocédée aux clubs ou aux joueurs. Fichu métier... •


 

Editeurs de musique. Drôle de partition


C'est une niche juridique, un métier discret, mais qui fait râler depuis déjà un moment dans le landerneau musical. Les éditeurs de musique auraient la vie un peu trop facile. A l'origine, ils éditaient les partitions papier et les distribuaient dans les librairies et kiosques spécialisés. Ils avançaient des fonds, prenaient des risques financiers et étaient rémunérés en conséquence. Aujourd'hui, l'édition

est totalement automatisée et le métier radicalement différent. Les éditeurs n'en continuent pas moins de percevoir un pourcentage significatif des recettes de l'industrie musicale, sous forme de droits de reproduction et de droits de représentation. Beaucoup font en outre signer aux auteurs des contrats qui les lient pieds et poings. L'avocat spécialisé Roland Lienhardt levait le lièvre dès 1998 dans un livre fort bien

documenté (Cultivez-vous, il m'en restera toujours quelque chose, éd. Leader Music). Plus récemment, le Syndicat national des auteurs et des compositeurs (Snac) est monté au créneau. Mais il s'attaque à forte partie. Les éditeurs sont en effet bien représentés dans les instances professionnelles, à commencer par la fameuse Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique).



Zone de Texte:

Agences immobilières.

Le terrain de tous les abus

Ce n'est un secret pour personne, les prix de l'immobilier ont pratiquement doublé en moins de dix ans dans la plupart des grandes villes françaises, mais aussi dans nombre de départements ruraux. Calculées en pourcentage du prix de vente (5,09 % du total pour de l'ancien, 19,6 % de TVA pour du neuf), les taxes liées aux transactions ont suivi la même pente, à quelques correctifs près. Communément appelée « frais de notaire », la plus grande partie de cette somme d'argent ainsi collectée ne fait que passer dans la caisse de l'étude, pour finir dans celle de l'Etat et des collectivités territoriales. Il serait donc abusif de considérer les frais de notaire comme du parasitage, les notaires agissant comme officiers publics. Il en va tout autrement des agents immobiliers (casquette que certains notaires coiffent volontiers), qui continuent à réclamer 8 %, voire 10 % de frais d'agence pour un travail qui devient ridiculement facile. « Cette commission était justifiée quand les biens restaient un an, deux ans en agence, avec des visiteurs qui hésitaient, revenaient, tergiversaient, admet un expert de la Fnaim (Fédération nationale des agents immobiliers). Mais aujourd'hui, n'importe quel deux-pièces à prix à peine raisonnable part en deux visites à Aix, Lyon ou Nice, sans parler de Paris et de la petite couronne. A10% sur 150000€, un agent empoche 15000€ dans la matinée. Indéfendable ! » Et le même de suggérer un niveau honnête pour les commissions d'agence, du moins franciliennes : «Il faut être raisonnable ; 2,5 %, ou le marché du particulier au particulier va nous marginaliser. » Ce discours passe mal. Des agences parisiennes jouent sur des peurs malsaines, en distribuant dans les boîtes aux lettres des prospectus intitulés : « Etes-vous prêta ouvrir votre porte à des inconnus ? », comme si un psychopathe se cachait derrière chaque candidat à l'achat... Sans parler de cette agence du XVIIe arrondissement de Paris qui a demandé à un stagiaire, étudiant en intelligence économique, de faire circuler, via les forums Internet, des histoires à faire frémir sur les négociations entre particuliers et sur les agences concurrentes... •


 

Expertises immobilières.
Des certificats
d'un sérieux problématique


Pas de vente aujourd'hui d'un bien sans diagnostic amiante, plomb, gaz, certificat termites et xylophages. Certes, ils ne sont pas toujours systématiques. Le diagnostic plomb concerne seulement les immeubles construits avant 1948 et le certificat termites est imposé ou non par un arrêté municipal. Il devient tout de même difficile d'y échapper. Des sociétés spécialisées proposent donc des « packages certificats » à 200 ou 250 €. De l'argent facilement gagné, parfois jusqu'à l'absurde. Les professionnels qui couvrent un quartier bien délimité reviennent parfois plusieurs fois par mois dans le même immeuble. S'ils n'ont pas trouvé de termites au rez-de-chaussée, ils ne se donnent pas vraiment la peine de les chercher au sixième étage, puisque, 99 fois sur 100, les termites remontent du sous-sol... Quant aux peintures au plomb, elles sont en général noyées sous les épaisseurs de papier peint et de peinture acrylique... Ce qui n'empêche pas les hommes de l'art de facturer au prix fort une visite expresse, comme peuvent le constater des milliers de vendeurs chaque semaine.


Chambres de commerce et d'industrie. Otez-nous d'un doute...


Combien des 33 000 personnes employées par les chambres de commerce et d'industrie (CCI) en France travaillent-elles vraiment ? A peu près la moitié..., ironise-t-on dans les milieux socio-économiques. Il faut dire qu'avec 150 de ces établissements consulaires, gérés par plus de 5 000 élus professionnels, et plus de 20 chambres régionales, la boursouflure du réseau est un sujet inépuisable de blague. Certaines situations frisent la caricature : le Finistère compte 3 chambres, la Seine-Maritime en a 5, l'Aquitaine 8, le Nord-Pas-de-Calais 13. Toutes financées par un impôt additionnel à la taxe professionnelle (ÏATP) dont les entreprises s'acquittent de plus ou moins bon gré. Il est en effet de notoriété publique que les CCI ne sont pas toujours des monstres d'efficacité. Le gouvernement précédent les a très fortement incitées à se regrouper pour gagner en nervosité et réaliser quelques économies d'échelle. Il a été entendu dans les Vosges, la Somme, la Seine-et-Marne ou le Pas-de-Calais. Le

mouvement est en cours... Il en resterait quand même 130 en 2009. « Nous coûtons de l'argent, admet Jean-François Bernardin, président de l'Assemblée des chambres françaises de commerce et d'industrie (ACFCI). Sommes-nous toujours utiles aux entreprises ? Il est de notre devoir d'y réfléchir et d'évoluer en conséquence. » Dont acte»



Observatoires, hautes autorités... Le coût des comités Théodule


Petits ou gros, ils sont des centaines. Il y a le Conseil consultatif national de la médiation familiale, le Conseil national de la formation tout au long de la vie, l'Observatoire de la pauvreté et de l'exclusion sociale, le Comité d'enquête sur le coût et le rendement des services publics, la Commission générale de terminologie et de néologie, un Observatoire de la vie sociétale (sic), un Observatoire de la décentralisation, etc. Bien entendu, il est extrêmement difficile de prouver que ces organismes sont inutiles. Un jour ou l'autre, tôt ou tard, ils peuvent rendre un service, émettre un rapport, donner un avis. Le tout est de savoir à quel prix. Car chacun de ces comités Théodule a son président, son secrétaire et ses administrateurs. Officiellement bénévoles, en réalité « indemnisés ». Et pas toujours chichement.

La présidence du Haut Conseil de l'éducation rapporte 2 300 € par mois à son titulaire, celle du Haut Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie, 3 000 €. Une place de secrétaire général auprès du Conseil national du tourisme vaut 3 820 € mensuels, alors que le président de la Commission générale de terminologie et de néologie se contente de 821 €. Le record appartient à la Halde (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité), dont le président, Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault, touche 77 330 € par an. Au moins, on sait que cet organisme a déjà montré son utilité sociale. Mais il y a quand même de quoi rire jaune devant la multitude de ces commissions et hautes autorités en question, quand on sait que leur coût pour les finances publiques se chiffre en millions d'euros annuels. Le tout pour appliquer des lois et des règlements, ce qui est en principe la tâche de l'Etat...»




UNE INTERVIEW D'OLIVIER GODECHOT, CHERCHEUR AU CNRS*

 

Le « trader » ou l'image du voleur moderne


Avec leurs bonus faramineux, leur activité souvent identifiée à de la pure spéculation, les traders, ces opérateurs de marché employés par les banques, passent pour des mercenaires de la finance mondialisée, elle-même vue comme une sangsue de l'« économie réelle ». Sont-ils utiles ? Peut-être. Leur rémunération est-elle excessive ? Certainement.

Marianne : La figure du golden boy, du trader, s'est imposée quand on évoque l'argent facile. Leurs rémunérations, via les bonus, font rêver... Olivier Godechot : Plus encore que celles des PDG, dont le nombre restreint et la visibilité concentrent pourtant l'attention des médias, la rémunération des traders fait fantasmer. Il y a un petit côté magique, une image virile, western, de l'homme qui gagne beaucoup en « se battant seul » contre un marché. L'envolée des activités de la finance et des rémunérations des « travailleurs » de ce secteur n'a pu que renforcer cette image d'Epinal. Au début des années 80, ces « working rich » voyaient dans un bonus de 1 million de dollars le but à atteindre. Depuis la fin des années 90, c'est la dizaine de millions de dollars qui est devenue leur horizon fantasmatique. Ont-ils conscience de la déconnexion de ces niveaux de salaire ? Non, quand ils se comparent entre eux. Ils sont alors prêts à défendre le moindre centime. Oui, quand, autour d'une table, ils se comparent à leurs proches, famille, amis, extérieurs à la finance.

Comment ces salariés ont-ils réussi à imposer de telles conditions à leurs employeurs ?

O.G. : La culture du bonus s'est généralisée dans les années 80, d'abord dans le monde anglo-saxon, puis sur les autres places financières. Le bonus est la carotte qui essaie de retenir dans un établissement ces salariés hyper qualifiés, et souvent hyper volatils. Avant, dans le monde de la finance dominé par les banques d'affaires, l'attachement des salariés était assuré par l'espoir d'une promotion interne. L'objectif, à dix ou quinze ans, de devenir associé dans un grand partnership, avec à la clé une belle rémunération, constituait un bon motif de fidélisation. La démutualisation des partnerships, la montée en puissance des activités financières, la multiplication des établissements financiers (grands et petits), l'explosion des volumes d'argent génèrent une très forte concurrence pour cette ressource cruciale : ces travailleurs qualifiés qui portent et emportent de l'activité financière. C'est cette possibilité, très inégalement distribuée, d'emporter avec soi l'activité financière, qui place les traders, les vendeurs et plus encore leurs chefs d'équipe en situation favorable pour capturer une grande partie des profits. C'est ainsi que, dans certaines activités, 40 % des bénéfices d'une salle de marché sont redistribués entre les salariés comme bonus.

Mais pour gagner plus, le gâteau de la finance doit augmenter, lui aussi ? O.G. : Oui. Les activités de marché sont très profitables, lucratives. Mais il n'y a aucune raison que cette activité gagne structurellement plus que les autres secteurs. Les surprofits et les sursalaires de ce secteur dessinent donc en creux l’inefficience des marchés financiers. On parle depuis une dizaine d'années de dictature des marchés financiers. L'idée qui tient la finance comme parasite de l'activité des producteurs n'est pourtant pas neuve. Elle a, au moins, deux siècles. Saint-Simon évoquait ainsi les frelons, la finance, qui spoliaient le travail des abeilles, unité retrouvée des salariés et des entrepreneurs des secteurs industriels. C'est au fond la vision d'Attac. Loin de moi l'idée de désigner la finance comme un secteur voleur qui exploiterait les autres secteurs et qui leur imposerait une volatilité démesurée qu'un hypothétique grain de sable (la taxe Tobin) suffirait à supprimer. La finance a un rôle d'intermédiation utile entre épargnants et investisseurs. En revanche, on peut poser la question du coût de cette intermédiation. Coûte-telle trop cher ? Ma réponse est oui.

Cette rente du secteur de la finance est-elle réalisée uniquement au détriment des autres secteurs de l'économie, donc des clients ?

Zone de Texte:

O.G. : C'est là une particularité de la finance et de certains de ses salariés, trader, vendeurs et chefs de salle. En attachant à leur personne tant les compétences, le savoir-faire, ce que l'on appelle le capital humain, les clients, les équipes, ces working rich ont inversé à leur profit le processus de répartition de la valeur ajoutée au sein de l'entreprise. Toutes les autres composantes sont mises à contribution pour sponsoriser les bonus. C'est vrai des autres travailleurs comme des actionnaires. Il existe ainsi des mécanismes de comptabilité qui masquent le coût d'une salle de marché et au contraire augmentent la rentabilité apparente, et légitiment au final les rémunérations des traders et leur pouvoir. On assiste du coup à une moins bonne rémunération des autres salariés cantonnés dans les fonctions supports déconsidérées. Le pire, en tout cas pour les actionnaires des établissements financiers, est que les managements sont démunis face à un tel phénomène. Certes, les traders leur font gagner beaucoup d'argent, mais ils pourraient en gagner beaucoup plus, si les bonus ne venaient pas grever leur retour sur capital. Ces salariés des salles de marché « exploitent » certes, en un sens aussi, d'autres salariés, mais dans la mesure où ces travailleurs soumettent les capitalistes, ils peuvent aussi être vus, paradoxalement, comme l'avant-garde du prolétariat...

Quels sont les effets de l'émergence de cette nouvelle aristocratie salariale ? O.G. : Ils sont très nombreux. Dont deux, à mon sens, très importants. Les working rich font pression pour faire baisser les impôts. Le rabot fiscal est le meilleur moyen pour redistribuer la rente capturée par les professionnels de la finance. Or, on va dans le sens inverse. En France, un trader gagnant 2 millions d'euros en conserve aujourd'hui 54 % contre 40 % en 2002. Second effet : l'accumulation rapide de richesse contribue à son tour à l'envolée des actifs, notamment immobiliers. A Paris et plus encore à Londres, le prix des appartements a explosé, en partie en raison de l'opulence des activités financières • Propos recueillis par Emmanuel Lévy * Olivier Godechot est chercheur au CNRS (centre Maurice Halbwachs) et sociologue. Dernier ouvrage paru : Working Rich : salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière, ta Découverte, 306 p., 25 €.



Agents artistiques. De juteuses  coulisses

 

Qui connaît Artmedia ? Une société créée en 1972 par Gérard Lebovici. Personnage flamboyant des années 70, éditeur, producteur, l'homme révèle un flair remarquable. Il produit des films d'Alain Resnais, de François Truffaut, d'Eric Rohmer, crée les éditions Champ libre, se lie avec Guy Debord, pape du situationnisme et auteur de la Société du spectacle. En 1965, il rachète l'agence artistique d'André Berheim, puis absorbe l'agence Cimura, qui a sous contrat Belmondo. Artmedia naît de ces fusions. En 1982, il monte la société de production AAA (Acteurs auteurs associés). Ces multiples activités lui permettent de lancer Dewaere, Coluche, Miou-Miou, Jacques Villeret, etc. Son amitié avec Debord lui vaut brouilles, polémiques, insultes publiques. Le personnage a sa part d'ombre, celle de sa fascination pour l'ultragauche et le grand banditisme. Il prendra sous son aile protectrice Sabrina Mesrine, la fille de Jacques, ennemi public numéro un, tué par la police en 1979. En 1984, « Lebo » est abattu de quatre balles dans la nuque dans un parking de l'avenue Foch à Paris. Ses assassins n'ont jamais été identifiés. Artmedia représente aujourd'hui plus de 600 talents dans tous les métiers du cinéma et du spectacle, dont Audrey Tautou et Guillaume Canet pour citer les plus récents entrés dans son portefeuille. Bien d'autres sociétés d'agents existent : Adéquat, Zelig Intertalents, Act 1... de très grosses structures, mais aussi des toutes petites. Pour le monde

des acteurs, ce sont les noms qui comptent, pas les raisons sociales : David Vatinet, François Samuelson, Juanita Fellag, Jean-François Gabard, Elisabeth Tanner, Eric Altmeyer, Dominique Besnehard... des gens supposés faire les carrières. Ceux-là sont parmi les plus connus, donc les plus efficaces. Mais pour un Lebovici découvreur d'immenses talents, combien d'intermédiaires plus ou moins parasites naviguant entre production, agences de castings, acteurs en mal de rôles, mais percevant toujours leurs 10 % ou plus de commission sur les contrats passés ? Est-ce l'agent qui fait la carrière de l'acteur ? Ou est-ce le talent de ce dernier, son envie d'élargir la palette des personnages interprétés, qui le rend inévitable ? Après tout, c'est le public qui fait le succès... donc le nombre de zéro au bas du contrat. Un agent, au mieux, peut aider à la réalisation d'un projet. Il peut exercer une influence ou tenter de le faire, jamais prendre une décision à la place d'un producteur, d'un metteur en scène, d'un scénariste... et d'un acteur. Certains peuvent envoyer des scénarios à leurs clients... qui peuvent les refuser. D'autres peuvent conseiller un rôle... qui ne sera pas accepté ; susurrer le nom d'un comédien... qui ne sera pas pris. D'ailleurs l'agent est-il celui du producteur ou de l'acteur ? N'y a-t-il pas risque permanent de conflit d'intérêt ? Les grosses structures et leurs juristes ont leurs avantages. Elles peuvent, lors de l'élaboration des contrats, en contrôler avantageusement les clauses, défendre les droits des auteurs, sur tous les produits dérivés d'un film, par exemple. Les indépendants, eux, se veulent plus proches de leur vedette et prétendent entretenir avec elle une relation plus confiante. Il arrive, heureusement, qu'une star accepte un cachet ridicule juste par envie de tourner avec tel metteur en scène. Dès lors, à quoi sert l'agent ? Depuis vingt-cinq ans, Thierry Lhermitte s'en passe. Il prétend parler d'argent tout seul, comme un grand. Après tout, un contrat, dit-il, « il suffit de regarder le montant, et la date » •



Et si les directions générales ne servaient plus à rien ?


Zone de Texte:

Les directions des grands groupes sont-elles des parasites ? La question peut sembler absurdement provocatrice, mais à bien y réfléchir... La plupart des multinationales d'aujourd'hui sont organisées en unités de production assez largement autonomes. Nombre d'usines Renault ou PSA, par exemple, sont des sociétés anonymes à part entière. Ces centres de production sont regroupés en zones géographiques ou sectorielles (poids lourds ou véhicules de tourisme, pour rester dans le secteur automobile). Et c'est seulement au-dessus de cet appareil productif que vient se greffer une direction générale, souvent organisée en holding et parfois étonnamment resserrée : quelques centaines de cadres dits « supérieurs » dirigent des effectifs qui se chiffrent en dizaines de milliers de salariés. Encore faut-il préciser ce qu'on entend par diriger. II n'est plus vraiment question à ce niveau de mettre les mains dans le cambouis, de discuter avec le CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité, et des conditions de travail) du capot de protection de la meuleuse n° 7 de l'atelier d'ébarbage ! Il s'agit de penser stratégie, long terme, développement. Et c'est à ce stade qu'on en vient à la notion de parasitisme. Car de quoi s'occupent les directions générales d'aujourd'hui ? Essentiellement de fusions et de rachats. Ce qui devrait être l'exception dans la vie des entreprises est devenu la norme, le quotidien. La direction de la Société générale pense à racheter BNP-Paribas. La direction de Wal-Mart pense à racheter Carrefour. La direction de LVMH étudie le rachat des Echos. La direction de Pepsico repense sans doute à Danone. Ces fusions-acquisitions ne sont pas une mince affaire. Elles accaparent des milliers d'heures de travail, sans compter les honoraires astronomiques des banques-conseils et des cabinets d'audit. Les préparatifs durent des mois, parfois des années. Et, six ou sept fois sur dix, la fusion est un échec. C'est ce qui ressortait d'une étude restée célèbre du cabinet A.T. Kearney en 1999, que rien n'est venu démentir entre-temps. Certains ont le courage de l'avouer, comme Daimler, qui a décidé en mai dernier de revendre Chrysler neuf années seulement après l'avoir acheté. Autant dire que certains cadres du groupe allemand sont passés quasiment sans transition de la préparation du mariage à celle du divorce ! A coups de

synergies, d'optimisations et d'effets de taille critique, 1 + 1 devait faire 3. A l'arrivée, Daimler a perdu près de 4 milliards d'euros dans l'affaire. D'autres s'entêtent, comme les dirigeants de Safran. Issu du mariage catastrophique de deux entreprises qui n'avaient pas grand-chose à mettre en commun, l'électronicien Sagem et le motoriste Snecma, ce groupe mal né et mal bâti tourne depuis des mois grâce à d'exceptionnelles équipes d'ingénieurs soudées par la passion de leur métier, pendant qu'au sommet ses « patrons » se déchirent, à la recherche d'une introuvable stratégie d'ensemble. Aux dernières nouvelles, ils réfléchissaient d'ailleurs à une... fusion avec Thaïes. Pour les dirigeants, les enjeux sont cruciaux, puisqu'il s'agit de savoir qui contrôlera le nouvel ensemble. Mais pour l'entreprise ? « Chez nous, explique un cadre de BNP-Paribas, beaucoup se demandent à quoi a servi la fusion. Sept ans après le rapprochement, il y a toujours le clan des ex-Paribas, celui des ex-BNP et les deux se tirent dans

les pattes. » Idem au sein du nouvel ensemble Crédit agricole-Crédit lyonnais ou encore dans la pharmacie. Les professionnels sont unanimes à considérer que les rapprochements effrénés des années 90 ont freiné les progrès dans le médicament plus qu'ils ne les ont accélérés. Aujourd'hui, ces mastodontes qu'on appelle les « big pharma » achètent l'innovation là où elle se trouve : dans des petites sociétés de biotechnologie. La situation frôle parfois le cocasse. Sanofi-Aventis, par exemple, a essuyé mi-juin un revers cinglant, avec le rejet par les autorités américaines d'une pilule anti obésité présumée miracle, Acomplia. Voilà des années que l'organisation du groupe est chamboulée par des rapprochements en cascade, ce qui ne crée peut-être pas des conditions de travail optimales pour des projets à long terme. Et pourtant, à l'annonce du rejet, un des premiers réflexes de la direction a été de relancer l'idée d'une fusion avec un autre laboratoire, Bristol-Myers Squibb. Incorrigible •


La copropriété, c'est le vol


Zone de Texte:

Il a bien fallu que le ministère I de l'Economie s'en mêle. Au début du mois de juin, la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) a annoncé par un communiqué l'existence d'un rapport calamiteux sur les syndics de copropriété. Il est vrai que ses agents croulaient sous les plaintes. Une vaste enquête a donc été décidée portant sur 250 syndicats de copropriété répartis dans 44 départements pour 12000 copropriétaires. Les résultats sont consternants : 50 rappels à la réglementation (un sur cinq des syndicats contrôlés), cinq procès-verbaux pour défaut d'affichage des prix et publicité trompeuse, et deux rapports transmis au parquet (donc des affaires susceptibles de sanctions judiciaires civiles ou pénales). Les enquêteurs de la DGCCRF ont noté des « prestations particulières facturées en sus des honoraires de gestion courante », le « maintien de clauses abusives dans les contrats », l'« absence de mise en concurrence des entreprises pour des travaux d'entretien ou de rénovation », etc. Le communiqué n'en dit pas plus et l'intégralité du rapport n'a hélas pas été rendue publique. Mais de graves délits auraient été découverts. Un « consortium » de syndics n'aurait rien trouvé de mieux que d'acheter du fioul pour le revendre avec plus-values à leurs copropriétés clientes. Ces magouilles auraient de beaux jours devant elles si l'on considère que la copropriété concerne 7,6 millions de logements en France et que ce mode de gestion croît plus vite que la location ou la propriété simple. Bien entendu, l'ARC (Association des responsables de copropriété) a poussé des cris et réclamé une réglementation car les syndics, selon elle, sont incapables de « s'empêcher de créer chaque jour de nouveaux honoraires supplémentaires ». Depuis 2006, le législateur a imposé les mêmes règles de comptabilité aux syndics. Mais rien n'y fait. Les histoires de syndics défraient la chronique judiciaire depuis belle lurette. Même si certains sont honnêtes, la profession paraît sérieusement gangrenée.

 

D'ailleurs l'ARC, dès 2003, s'était retirée du comité de certification du label « qualité syndic ». Après trois ans de négociations, les représentants des syndics ne voulaient toujours pas entendre parler de sanctions pour ceux d'entre eux qui n'auraient pas respecté les obligations liées à l'obtention du label. Une vraie farce. Et que dire de ce procès ouvert en septembre 2005 devant le tribunal correctionnel de Paris où comparaissaient le gérant et son associé du cabinet de syndic Immobilière Europe ? Ils avaient perçu, via une société écran, 2 milliards de francs d'honoraires des entreprises auxquelles ils avaient confié des travaux dans les copropriétés dont ils avaient la charge. Des commissions en forme de pots-de-vin. La pratique est hélas extrêmement répandue. En fait, toute l'Ile-de-France était touchée ; 37 cabinets de syndics de la région avaient reçu, de la part de 786 fournisseurs, 7,6 millions d'euros. Ce qui faisait dire au ministre du Logement de l'époque qu'il n'y aurait pas assez de places au Zénith pour accueillir tous les syndics mis en examen. Et depuis, ça a changé ? Rien n'est moins sûr...